Peintre, poétesse, voyageuse, hyperactive, Dominique Marajo-Sorrentino – surnommée « Domi » – est une artiste martiniquaise qui se partage entre son ile et Bordeaux. De son enfance entre une mère qui dessine et peint, « amatrice » et un père complexe, à la découverte de sa passion pour les mots, la danse et le mouvement, elle a traversé nombre d’épreuves avant de renouer avec la peinture. Aujourd’hui, ses toiles regorgent de symboles liés à la vie, à la mort, à la renaissance et à la force enfouie qui sommeille en chacun de nous. Dans cette longue interview, elle se confie sans détour sur son parcours jalonné de branches « crochues », de planches « pourries », et surtout de liberté. 

Antilla : Dominique, ou plutôt « Domi », vous êtes une artiste peintre et poétesse de Martinique, installée à Bordeaux. À vous entendre, vous peignez depuis toujours. D’où vous vient cette passion ? Domi : Je crois que je peins depuis toujours ! Quand j’étais enfant, ma mère peignait elle-même très souvent, du figuratif, des yoleurs en action, des baigneurs, des paysages, des maisons en ruine… Du coup, mes frères et moi, on peignait aussi, par mimétisme. Mon frère aîné Patrick se spécialisait en BD, l’autre, Miguel (artiste connu vivant à Paris maintenant), dessinait au crayon des choses très travaillées, presque « chiadées », et moi je peignais déjà des « arbres morts », des bois tordus, des branches crochues. J’étais fascinée par tout ce qui était imparfait.

L’HÉRITAGE MATERNEL ET L’INTERRUPTION BRUTALE

Votre mère était donc le moteur de cette pratique artistique familiale. Exerçait-elle la peinture comme métier ou par passion ? C’était purement par passion. Dès qu’elle avait un moment, elle sortait chevalet et toile. Pour nous il était tout naturel de s’y mettre et avec plaisir et ça coulait de source. Mais après, la vie a fait que tout s’est brutalement arrêté pour moi. Que s’est-il passé ? J’avais seize ans quand ma mère est décédée. J’ai encaissé un véritable choc. Non seulement j’avais perdu ma mère, mais mon père aussi moralement … Comme si un voile s’était déchiré, révélant la réalité de la vie. J’avais trop à sortir, et étrangement, à ce moment-là, la peinture ne me suffisait plus. J’ai tout arrêté. Le pinceau est devenu sec. J’appartenais a des groupes de danse, j’avais ce besoin d’exister, je naviguais dans ce monde ou rien n’existe vraiment et ou on joue un rôle ce qui m’allait bien puisque je considérais que j’étais « l’autre »… 

Pourtant, cette créativité était là, quelque part… Oui, je crois qu’elle se transformait. Au lieu de peindre, Je me suis tournée vers la danse, la gymnastique, je m’envolais sur les barres asymétriques, le mannequinât. J’évacuais mes émotions d’une autre façon, m’étourdir au sport entre autres, gérer ce « moi » envahissant, je lisais énormément, j’écrivais même déjà des slams ou de longs textes que je nomme toujours « Les mots de Domi ». J’ai toujours eu besoin d’extérioriser mon trop-plein d’énergie et d’émotions. J’en donnais le vertige a tous ceux qui gravitaient autour de moi. A ce moment de ma vie, j’aimais ce milieu d’artiste ou on se projette sur une scène et ou on peut se dévoiler à fond.

DE L’HYPERACTIVITÉ À LA SOIF DE LECTURE

Il paraît que, enfant, on vous surnommait « Sheetah » parce que vous grimpiez aux arbres… Oui ! On me retrouvait toujours tout en haut, un livre à la main. J’adorais lire perchée entre deux branches. Je crois que j’ai toujours été dissipée avec le refus des ordres. Je pouvais sauter de branche en branche pour redescendre. Ma mère avait beau me chercher, j’étais tout là-haut. Et on me houspillait souvent parce qu’on m’avait cherchée longtemps et que je revenais avec des éraflures, mais je recommençais aussitôt.

À propos de livres, vous êtes aussi une grande lectrice, non ? Un peu, beaucoup hihi. Je dévorais tout ce qui me tombait sous la main, même des ouvrages qui n’étaient pas de mon âge. Chez nous, les murs étaient couverts de livres. Mes parents lisaient beaucoup – Je mêlais les livres de mon âge avec tout ce qui me tombait sous la main… A Noel, je demandais des livres…Ma mère disait : « tu dis bonjour d’abord » car, à coup sûr je demandais « avez-vous des livres ? » j’ai piqué dans cette abondance de livres bien sûr du Césaire, lu des classiques martiniquais comme Texaco de Chamoiseau ou Glissant, du Kafka la Métamorphose, je n’ai rien compris, Maryse Condé j’ai adoré « Moi, Tituba », du Victor Hugo les Misérables, du Stendal, Bovary, Fanon, Jules Vernes, Oscar Wilde, Sagan…La liste est longue et sans fin, j’ai même lu la bible, Je lisais aussi le dictionnaire. Encore aujourd’hui, je peux lire plusieurs livres en même temps, passant de l’un à l’autre pour rester dans le palpitant. J’adore les mots.

Un livre qui vous a particulièrement marquée ? J’en ai plusieurs, « Au nom de tous les miens ». C’est un livre puissant de Martin Gray sur la guerre, la perte, la reconstruction. Et il y a ce thème de la résilience qui me parle énormément. J’aime aussi Boris Cyrulnik, « Sauve-toi, la vie t’appelle ». Et puis, « Restavec » aussi de Jean-Robert Cadet, qui m’a ébranlée. « L’enfant du silence » de Dominique Réjon.. et ….. 

LES ANNÉES « SANS PEINTURE » ET LA DÉCOUVERTE D’AUTRES HORIZONS

Que se passe-t-il alors pour que vous ayez un déclic et que vous repartiez à zéro ? Mon père a suivi son petit bonhomme de chemin, nous aussi mais à côté sans vraiment en faire partie, alors je suis partie pour me « reconstruire » ailleurs. J’ai intégré le monde du travail avec ferveur, je me suis donnée à fond partout, j’ai aimé les responsabilités, La chambre des Notaires, le Cadastre, l’immobilier, j’ai aimé partager avec les gens, encore une façon de me révéler à moi-même, j’avais une revanche à prendre. Honnêtement, j’ai fait mille choses, souvent en me disant « ce n’est pas vraiment moi ». Et puis ma 2ème vie, Je me suis mariée, j’ai voulu une vie équilibrée, une famille, j’ai donné à mes 3 enfants un environnement équilibré et de l’amour. Je pense que j’ai été une bonne mère. Une belle vie bien remplie Et puis, la vie est ce qu’elle est, tout bouge autour de nous, les choses se défont et se déplacent et j’ai eu une 3ème vie, j’ai rencontré Gilles, j’ai traversé l’eau…Je suis passée vers « l’autre bord » comme on dit chez nous, direction Bordeaux on s’est mariés en nous avons mêlés nos enfants respectifs.

LA RENAISSANCE À BORDEAUX

Pourquoi Bordeaux ? Les parents de Gilles y habitaient, et nos enfants ont commencé à y faire leurs études. On s’est lancés. Arrivée là-bas, j’ai eu la sensation de couper un « gros fil » qui me retenait. Je me suis sentie libre ! J’ai dit : « J’ai dit « Bonjour Domi » ». C’était comme traverser la mer et nettoyé le passé. C’est alors que la peinture m’est revenue comme un besoin impérieux et une normalité qui se réveille d’un coup.

Comment avez-vous recommencé ? Je me suis rappelé quand même, qu’un ami, Olivier, m’avait offert un chevalet – sans même savoir que j’avais déjà peint. Et je l’ai rangé dans un coin comme au fond de ma mémoire…Je n’étais pas prête, juste pressentie…Et puis c’est Gilles qui partage ma vie, qui m’insuffle cette énergie et me donne la foi, il sent chez moi ce besoin qui devient impérieux et me pousse à me lancer…, j’ai acheté des toiles, des pinceaux, et ça m’a « re-saisie ». Il croit en moi … et il dit avec malice qu’il investit avant que ça ne devienne inabordable… AHAHAH. Mais, ne voulant pas avoir ce sentiment de « tricher », j’ai suivi des cours du soir en histoire de l’art, j’ai pratiqué le dessin, les drapés, le fusain, la sanguine… Tout ce qui était académique, avant de reprendre confiance et de m’adonner à la peinture vraiment.

Vous parlez de votre premier tableau « fier » : « New York Destroy ». Pouvez-vous le décrire ? C’est une ville immense, des immeubles partout, et au milieu, un vieux pont fait de planches pourries qui traverse de l’eau. Il symbolise un chemin de vie, avec un simple fil sur lequel on ne peut à peine s’agripper. L’ensemble va vers la lumière, mais il faut emprunter ce passage branlant. J’aimais ce côté « traversée » où rien n’est gagné.

UN STYLE SINGULIER : BRANCHES TORDUES ET PLANCHES POURRIES

Vous semblez beaucoup aimer représenter l’imperfection. Pourquoi cette attirance pour les bois morts, les planches usées ? Parce qu’ils renferment une histoire et une force. J’aime ces choses qui paraissent cassées ou incomplètes, et qui, pourtant, ont du caractère. J’aime aussi l’asymétrie, le flou, les silhouettes démesurées et dégingandées qui vont à l’infini, les dédales d’immeubles noyés, Dans le « pas parfait », je trouve une beauté. J’ai toujours représenté des éléments tordus, brûlés, pourris, comme un symbole de résilience.

En parlant de résilience, vous avez écrit un poème intitulé « Dans ce miroir, je n’étais plus hier ». Que signifie-t-il pour vous ? C’est la sensation de tout laver, de tout recommencer. Je dis souvent que l’eau a lavé mes blessures. Ce poème est le symbole de ma « nouvelle naissance », de ce passage d’une rive à l’autre. « Dans la rivière, je me suis baignée, dans ce miroir je n’étais plus hier… », qui n’a pas ressenti cette ivresse au fond de l’eau ? Je l’ai ressenti à Fond Cacao à Grand’Rivière… On plonge dans l’eau glacée et on en ressort tout neuf… Extase 

« Peu importe ce qu’on a traversé, on peut toujours renaître. L’Art est une façon merveilleuse de transformer nos failles en forces. » 

PREMIÈRE EXPOSITION ET SUCCÈS EN MARTINIQUE

Vous faites ensuite une première exposition en Martinique. Comment s’est-elle déroulée ? Je suis revenue avec beaucoup de toiles sous le bras et j’ai organisé une expo privée chez moi. J’ai envoyé des invitations à tous mes contacts, j’ai fait venir un petit groupe musical, un cocktail… Il y avait du monde partout, jusqu’à la terrasse. Je n’en revenais pas. Ça m’a confirmé que les gens aimaient mon travail, que je ne « trichais » pas.

Vous avez même reçu le soutien de la Région, à l’époque de la présidence de “Chabin”… Oui, il m’a encouragé en me donnant accès à la Villa Chanteclerc. J’y ai exposé une trentaine de toiles. C’était énorme, j’y ai reçu une belle reconnaissance. Et puis, par la suite, le Président de la Collectivité en place m’a redonné cette opportunité. À chaque fois, je faisais mes expositions avec beaucoup de convivialité : un groupe, un peu de musique, un punch… Une belle émulsion artistique.

L’ÉCRITURE ENTRE SLAM ET POÉSIE

Vous peignez, mais vous êtes aussi très prolifique en écriture. D’où vous vient cet amour des mots ? Depuis l’enfance, j’adore manipuler les mots. Je lisais même le dictionnaire ! J’écris toujours sur la table, sur la première page d’un livre, dans un cahier… C’est très spontané. Aujourd’hui, je fais plutôt des poèmes courts, des slams, mais j’aimerais peut-être un jour écrire un roman.

Qu’est-ce qui vous en empêche aujourd’hui ? Il me faudrait du temps pour m’asseoir et structurer un récit. Là, je suis plutôt dans la fulgurance. Je sors de la maison, je suis prise d’une idée, je m’arrête, j’écris une phrase, je peins une toile… Je suis très libre.

UNE VIE SANS CONTRAINTES

Votre quotidien, à quoi ressemble-t-il maintenant ? Je me partage entre mes clients dans le secteur de l’immobilier et je ménage des « trous » où je me consacre à la peinture, l’écriture. Je me couche tard mais je me lève tôt, je prends mon café dehors en me disant : « Une belle chose va forcément arriver aujourd’hui ». Ça me met dans une dynamique hyper positive.

Vous dites ne pas supporter les contraintes. C’est un trait de caractère depuis l’enfance, non ? Oui, ma mère en a fait les frais. À chaque fois qu’elle me donnait un ordre, je me rebellais. Je préférais avoir tout fait avant qu’on ne me dise de le faire. Je n’aime pas qu’on me dise « fais ci, fais ça ». Même mon mari Gilles a fini par comprendre que je suis incontrôlable de ce côté-là…

PROJETS ACTUELS ET FUTURS

Vous continuez à exposer entre la Martinique et Bordeaux. Quels sont vos prochains rendez-vous artistiques ? En avril, je participe à un événement autour du rhum organisé par Philippe N’KOUMOU ça s’appelle « So Rhum ». Ce sera à la Grande Poste de Bordeaux. J’y exposerai sans doute une vingtaine de toiles, comme je l’avais fait à la Cité du Vin l’an dernier.

Avez-vous un « tableau rêvé » que vous n’avez pas encore peint ? Oui, une vieille case en bois délabré avec un toit en tôle rouge, rouillé, des clous pourris, un rideau déchiré… Quelque chose qui raconterait une histoire de vie, ou de survie, et qui occuperait toute la toile. Je l’imagine très grand, peut-être trois mètres. Dedans, il y aurait une présence « cachée ». Je sais déjà que cette maison sera vivante.

Parmi vos tableaux déjà réalisés, lequel vous est le plus cher ? Un arbre mort que mon meilleur ami, Serge a gardé. Il était brûlé, noirci, avec des branches très tourmentées. C’était tout ce que j’aime : le symbole du bois mort qui porte la vie dans ses veines, malgré tout.

On sait que vous voyagez beaucoup. Un endroit qui vous a marquée plus qu’un autre ? La Namibi, Le Népal , J’ai découvert là-bas des espaces infinis, des espaces lourds, chargés à l’air irrespirable aussi, ou la résilience rend les gens souriants et d’autres où le temps s’arrête, d’autres où vous laissez vos cheveux dans le vent et oubliez le monde. Ce sont des contrées hors du commun. 

« Je me vois dans vingt ans exactement comme aujourd’hui : libre, créant au gré de mes envies, entre la Martinique, Bordeaux et d’autres horizons encore à découvrir. » 

RÉFLEXIONS SUR LA SOCIÉTÉ MARTINIQUAISE ET LA VIE CHÈRE

En Martinique, vous voyez bien les tensions sociales, la vie chère, la question des monopoles… Quel regard portez-vous là-dessus ? Je me permets avec humilité, de partager un peu sans m’étaler. Ma réflexion est concernant ce problème récurrent et qui je pense trouvera une solution, quand on prendra en considération les spécificités de nos iles, à savoir nos tensions socio-identitaires qui exacerbent tout débat… Il faut absolument constituer un environnement propice à la croissance. Ce problème de vie chère est comme un grondement agaçant que j’entends depuis toujours, me semble-t-il.

ET DEMAIN ?

Comment vous voyez-vous dans vingt ans ? Un peu comme aujourd’hui, mais avec plus de temps pour peindre et écrire. Je me vois revenir plus longtemps chez moi, errer vers d’autres contrées aussi. Je n’ai pas envie de « m’arrêter ». Je veux continuer à bouger, me ressourcer et raconter avec mes couleurs et mes silences, écrire, et partager cette énergie.

Un mot de conclusion pour nos lecteurs ? Je dirais qu’il y a toujours moyen de renaître, peu importe ce qu’on a subi. Et l’Art, sous toutes ses formes, est une voie merveilleuse pour transcender nos failles. « Dans ce miroir, je n’étais plus hier » : on peut toujours se libérer et se réinventer.

Entre hyperactivité, besoin d’exutoires et sentiment d’avoir « fui » sa propre histoire familiale, Dominique Marajo-Sorrentino a fini par trouver sa vérité dans la peinture et l’écriture. Ses « bois morts » ses « planches pourries » « ses personnages qui vont… » témoignent d’un parcours fait de blessures et de résilience, tandis que ses mots, ses slams, disent combien la vie peut être un jeu d’équilibre sur un fil fragile. Passée par la gymnastique, la danse, le mannequinat, le conventionnel ou encore la lecture forcenée, elle s’est forgée un chemin où nulle contrainte ne saurait l’emprisonner. À Bordeaux ou en Martinique, Domi avance, sourit, improvise, persuadée que « quelque chose de beau peut arriver chaque jour », pourvu que l’on choisisse la liberté et la création. 

Philippe Pied, Antilla, Mars 2025

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